VI
LE CODE JUSTICE MARITIMES

La frégate de trente-six La Mouette était totalement noyée dans une brume épaisse. Les vigies voyaient à peine à quelques yards des deux bords et, du pont, les galhaubans et voiles qui pendaient lamentablement restaient invisibles.

Une brise humide soufflait très faiblement, mais la brume qui progressait à la même vitesse que le bâtiment ajoutait à la sensation d’immobilité.

De temps à autre, la voix désincarnée de l’homme de sonde s’élevait sur l’avant, mais ils avaient de l’eau, encore qu’on ne sût pas trop : si la brume se levait soudain, ils pouvaient aussi bien se retrouver près de la côte qu’au beau milieu d’une mer vide.

A l’arrière, près de la lisse de dunette, John Wright, le second, ne quittait pas des yeux la grand-voile ruisselante, à s’en faire pleurer. C’était un vrai cauchemar, on avait l’impression de s’enfoncer dans un édredon. Il imaginait le bâton de foc, tendu en avant comme la canne d’un aveugle. On ne distinguait plus rien derrière la tache pâle de la figure de proue, une mouette à l’œil féroce qui ouvrait grand le bec dans une posture de colère.

Tout autour de lui, les veilleurs observaient le spectacle, aussi immobiles que des statues. Et le timonier, le maître pilote, tout près eux aussi. L’aspirant de quart, le bosco, le visage aussi luisant d’humidité que s’ils s’étaient trouvés sous la pluie.

Nul ne disait mot, mais Wright se fit la réflexion qu’il n’y avait là rien de nouveau. Il soupirait après un commandement. N’importe quoi. C’était le prochain échelon à grimper, maintenant qu’il était officier en second. Cela dit, il n’avait pas fait une affaire en héritant d’un commandant comme Bruce Sinclair. Un homme encore jeune, vingt-sept ans selon Wright, guère plus. Des pommettes racées, le menton toujours levé de quelqu’un qui veut se donner l’air hautain, toujours prompt à pourchasser le laisser-aller et l’inefficacité à son bord.

Un amiral venu un jour en inspection avait félicité Sinclair pour l’état impeccable de son bâtiment. Tout le monde circulait au pas de course sur le pont, les ordres étaient transmis encore plus vite. Tout aspirant ou officier marinier était tenu de signaler un homme qui aurait manqué à ces règles sous peine de sanction.

Ils avaient livré plusieurs combats singuliers face à des corsaires ou à des briseurs de blocus, et la discipline de fer imposée par Sinclair avait fait sentir ses effets, ce qui aurait rempli d’aise n’importe quel amiral.

Le maître pilote vint le rejoindre près de la lisse et lui dit à voix basse :

— Cette brume-là ne peut pas durer longtemps, monsieur Wright – il semblait inquiet –, à présent, nous sommes peut-être à plusieurs milles de la route. Ça ne me plaît guère.

Ils examinaient tous deux le pont supérieur lorsqu’ils entendirent un sourd grognement. Les hommes échangèrent des regards gênés.

Comme tous les vaisseaux de l’escadre, La Mouette se trouvait à court d’eau douce. Le commandant avait ordonné qu’on la rationnât sévèrement, sans considération de grade. Deux jours plus tôt, les restrictions étaient devenues encore plus draconiennes. Wright avait émis l’idée qu’ils pourraient relâcher dans une île, puisque l’on ne voyait nulle trace de l’ennemi, ne fût-ce que pour compléter partiellement les pleins. Sinclair lui avait jeté un regard glacial :

— On m’a donné l’ordre de chercher des renseignements sur les Français, monsieur Wright. Je ne peux pas me permettre de perdre mon temps à nourrir ces gens à la petite cuillère, sous l’unique prétexte qu’ils auraient du mal à supporter leur sort !

Wright regardait l’homme qui gisait près du passavant bâbord. Il était complètement nu, les jambes écartées retenues par les fers, les bras ligotés dans le dos à un canon, si bien qu’il ressemblait à un crucifié. De temps en temps, l’homme laissait dodeliner sa tête de droite et de gauche, mais sa langue était trop pâteuse, sa bouche trop gonflée pour que ses plaintes fussent compréhensibles.

A bord des bâtiments du roi, les voleurs se faisaient copieusement détester. Et la justice expéditive qui se pratiquait dans l’entrepont à l’égard de cette engeance était souvent plus cruelle que la justice officielle.

Ce marin, McNamara, avait volé pendant la nuit une touque d’eau douce, profitant de ce que le fusilier de faction avait été appelé par l’officier de quart.

Il s’était fait prendre sur le fait par un quartier-maître bosco à boire en cachette de cette eau croupie pendant que ses camarades dormaient dans leur hamac. Tout le monde s’attendait à un châtiment sévère, entre autres parce que McNamara était un récidiviste, mais la réaction de Sinclair avait laissé sans voix même les plus endurcis. Depuis cinq jours, il était sur le pont supérieur, subissant les ardeurs du soleil et le froid glacial des nuits. Nu, trempant dans ses excréments, des hommes punis l’arrosaient régulièrement d’eau de mer, plus pour laver le pont que pour apporter un faible remède à ses tourments.

Sinclair avait réuni les marins pour leur donner lecture des articles du Code de justice maritime applicables en pareil cas. Il avait conclu en disant que McNamara subirait trois douzaines de coups de fouet lorsqu’il aurait terminé d’exécuter cette première peine.

Wright fut pris d’un frisson : il était fort peu probable que McNamara vécût assez longtemps pour subir le châtiment du fouet. Le maître pilote lui glissa :

— Le commandant arrive, monsieur.

C’était ainsi : des chuchotements, la peur, une sourde haine pour l’homme qui régissait leur vie quotidienne.

Sinclair, en tenue impeccable, la main posée sur la garde de son sabre, se dirigea tout d’abord vers le compas, avant de gagner la lisse de dunette pour inspecter celles des voiles qui étaient encore visibles.

— En route noroît-quart-nord, commandant !

Sinclair attendit sans rien dire que Wright lui eût fait son rapport.

— Envoyez un mousse chercher votre coiffure, monsieur Wright. Nous sommes à bord d’un vaisseau du roi, pas sur un rase-cailloux de Bombay !

Wright s’empourpra :

— Je suis désolé, commandant. Avec cette chaleur…

— Oui. Cette chaleur.

Sinclair attendit qu’on eût envoyé un mousse en bas, puis laissa tomber :

— Je ne sais pas si je vais supporter longtemps de perdre ainsi mon temps.

Le malheureux étendu sur le pont poussa un nouveau grognement. Cela faisait un drôle de bruit, comme s’il faisait claquer sa langue.

Sinclair cria :

— Faites taire cet homme ! Quel enfoiré, je vais le faire lier et il subira le fouet sur l’heure si je l’entends encore piailler une seule fois ! – et se tournant vers l’arrière – bosco ! Veillez-y, je ne veux plus entendre les bêlements de ce voleur de merde !

Wright s’essuya les lèvres d’un revers de main. Elles étaient sèches, écorchées.

— Cela fait cinq jours, commandant.

— Moi aussi, je sais lire un calendrier, monsieur Wright.

Il se dirigea vers l’autre bord et se pencha pour regarder l’eau en mouvement contre la muraille.

— Cela pourra rendre service aux autres, et ils y regarderont à deux fois avant de suivre l’exemple de ce misérable !

Puis il ajouta brusquement :

— J’ai ordre de rejoindre l’escadre – un haussement d’épaules, il avait apparemment oublié le mourant. Et je vais manquer ce rendez-vous à cause de ce temps exécrable ! Ce qui est sûr, c’est que l’amiral Herrick va envoyer quelqu’un à notre recherche.

Wright aperçut le quartier-maître bosco disparaître derrière le mât qui oscillait alors qu’il se précipitait vers le marin nu. La seule idée de penser à ce qu’il devait éprouver le rendait malade. Sinclair se trompait au moins sur un point : la colère de l’équipage s’était finalement transmuée en un sentiment de sympathie. Sinclair avait ôté à McNamara le dernier lambeau de dignité qui lui restait encore, il l’avait laissé macérer dans ses propres excréments comme un animal enchaîné, il l’avait humilié devant ses camarades. Mais le commandant poursuivait :

— Je ne suis pas du tout certain que notre vaillant amiral sache très bien quoi faire – et, sans cesser ses allées et venues : Si vous voulez mon avis, il se montre trop prudent.

— Sir Richard Bolitho doit bien avoir son idée, commandant.

— J’imagine – il semblait penser à autre chose. Il va sans doute regrouper les deux escadres, et après…

Il leva les yeux, le sourcil froncé, lorsqu’un cri le força de s’interrompre :

— La brume se lève, commandant !

— Mais bon sang, dites les choses précisément ! et, tourné vers son second : Si le vent se lève, je veux qu’on envoie toute la toile possible. Rappelez l’équipage. Ces feignants ont grand besoin qu’on les mette au travail pour s’occuper les doigts !

Sinclair ne pouvait maîtriser son impatience. Il s’avança sur le passavant tribord qui courait au-dessus d’une rangée de pièces et assurait la liaison entre la dunette et le gaillard d’avant, il s’arrêta à hauteur du maître bau et resta à regarder l’homme nu qui était là. La tête de McNamara reposait sur sa poitrine. Il était peut-être mort. Sinclair ordonna :

— Arrosez-moi cette racaille ! Vous, là-bas, donnez-lui quelques bons coups de canne !

Le quartier-maître bosco leva la tête, abasourdi par la brutalité de son commandant.

— Allez, quelques coup de canne ou je vous promets que vous allez le remplacer !

Wright ressentit un grand soulagement en voyant les marins courir aux drisses et aux bras. Au moins, le bruit étouffé des pieds nus couvrait les claquements de la baguette sur les épaules de McNamara.

Le second lieutenant arriva à l’arrière et dit au pilote :

— A la chambre des cartes, et vivement ! Nous devons faire un point dès que nous apercevrons la terre !

Wright gonfla les lèvres lorsque le pilote de quart vint lui rendre compte que l’équipage était paré à envoyer de la toile.

S’il n’y avait pas de terre en vue, que Dieu leur vînt en aide ! songeait-il, désespéré.

Il aperçut un pâle rayon de soleil qui perçait dans la brume et caressait les vergues de hunier avant de venir effleurer l’eau laiteuse.

L’homme de sonde lança :

— Pas de fond, commandant !

Wright se rendit compte soudain qu’il serrait si fort les poings qu’il en avait des crampes. Il se tourna vers le commandant qui se tenait à l’avant du passavant, une main posée sur un tas de filets à branle. Un homme qui n’avait que faire du monde entier, quoi qu’on pût en penser.

— Ohé, du pont ! Voile au vent sur l’avant !

Sinclair regagna l’arrière, les lèvres serrées.

Wright desserra sa cravate du doigt.

— Nous saurons bientôt qui c’est, commandant.

La vigie voyait sûrement ce bâtiment, ou au moins ses perroquets qui devaient émerger au-dessus de la bruine. L’homme reprit :

— Un anglais, commandant ! Vaisseau de guerre !

— Quel est l’imbécile qui est là-haut ? demanda Sinclair en essayant de percer la brume qui s’effilochait.

— Tully, commandant, un homme de toute confiance.

— Humm. Vaudrait mieux pour lui.

Le soleil inondait tout, éclairant les deux rangées de pièces, les glènes impeccablement lovées, les piques d’abordage à poste dans leurs râteliers autour du grand mât, alignées comme des soldats à la parade. Pas étonnant que l’amiral se fût extasié, songeait Wright.

Sinclair lui dit brusquement :

— Assurez-vous que notre identifiant est paré à hisser, monsieur Wright. Je n’ai pas envie qu’un capitaine de vaisseau ancien me prenne en défaut pour une histoire de signaux.

Mais l’aspirant chargé des signaux, un jeune garçon au visage inquiet, était déjà là avec ses hommes. On ne risquait jamais de se faire prendre deux fois en défaut par le commandant.

Le petit perroquet jaillissait déjà de sa vergue à l’avant, et le maître pilote s’exclama :

— Enfin, ça se termine !

— Du monde aux bras – Sinclair, penché à la lisse, tendait le bras : Notez le nom de cet homme, bosco ! Bon sang de bonsoir, mais je n’ai que des bras cassés, aujourd’hui !

Le vent les faisait partir à la gîte, Wright voyait les embruns jaillir par-dessus la guibre. La brume s’évanouissait déjà au-dessus d’eux, s’entortillait autour des haubans et des enfléchures et laissait apparaître la surface des deux bords.

Le marin nu rejeta la tête en arrière et essaya de regarder, à moitié aveuglé, le gréement. Les fers avaient mis ses chevilles et ses poignets à vif.

— Parés sur la dunette !

— Sinclair se tourna vers eux. Parés aux signaux. Je ne voudrais pas qu’on me prenne pour un français !

Wright devait bien admettre qu’il s’agissait là d’une sage précaution. Un bâtiment fraîchement arrivé dans les parages pouvait très bien se rendre compte que La Mouette était construite à la française. Commence par agir, tu réfléchiras plus tard, telle était la loi lorsqu’on faisait la guerre sur mer.

La vigie cria :

— Frégate, commandant ! Elle est plein vent arrière !

— En route de collision, grommela Sinclair.

Il leva les yeux pour regarder la flamme, mais elle était encore cachée par un dernier lambeau de brume. Puis, comme dégagée à la vue par un rideau qui s’ouvre, la mer apparut, lumineuse et nette. Sinclair tendit le bras vers l’autre bâtiment, qui semblait littéralement émerger de l’eau.

C’était une grosse frégate ; Sinclair se tourna vers la corne pour s’assurer que, sur son bâtiment, les couleurs étaient bien frappées.

— Elle hisse un signal, commandant !

Sinclair regarda l’identifiant de La Mouette claquer à son tour en bout de vergue.

— Voyez-vous, monsieur Wright, lorsque vous contraignez les gens à travailler comme ils le doivent…

Mais la fin de la phrase se perdit, car quelqu’un hurlait :

— Bon Dieu ! Elle met en batterie !

Bas sur l’horizon, les flancs de la frégate s’étaient ouverts d’un seul mouvement et, brillamment éclairée par le soleil, la rangée de pièces jaillit sous leurs yeux.

Wright courut à la lisse en criant :

— Annulez les ordres ! Rappelez aux postes de combat !

Et c’est alors que tout explosa, un enfer hurlant de flammes et d’éclis qui tournoyaient dans tous les sens. Des hommes, des débris d’hommes qui laissaient sur le pont de grandes taches écarlates. Mais Wright était tombé à genoux, il comprit soudain que lui aussi hurlait.

Sa conscience le quittait, il n’eut pas le temps de voir cet horrible spectacle plus de quelques secondes. L’homme nu toujours attaché à sa pièce avait cessé de geindre : il n’avait plus de tête. Le mât de misaine basculait par-dessus bord, l’aspirant des signaux se tortillait sur le pont comme un chien malade.

Puis tout se brouilla avant de disparaître. Il était mort.

 

A bord de la Phèdre, le commandant Alfred Dunstan s’assit en croisant les jambes à la table de sa chambre exiguë et commença d’examiner la carte en silence.

En face de lui, son second, Joshua Meheux, attendait qu’il eût pris sa décision tout en écoutant les grincements et les claquements du gréement. A l’arrière, par les fenêtres grandes ouvertes, il apercevait les écharpes de brume qui suivaient la corvette. Il entendit le second lieutenant ordonner la relève des vigies postées dans la mâture. Par temps de brume ou de brouillard, la meilleure des vigies pouvait avoir la berlue. Au bout d’une heure ou à peu près, elle finissait par voir ce qu’on avait envie qu’elle vît. Une plaque de brouillard un peu plus sombre devenait rivage, ou encore le hunier d’un autre bâtiment en route de collision. C’était étonnant, ce talent que possédait Dunstan et qui faisait que son équipage comprenait exactement ce qu’il voulait.

Il jeta un regard sur la chambre exiguë, cette chambre dans laquelle ils avaient eu tant de discussions, avaient échafaudé tant de plans, fêté victoires ou naissances avec le même enthousiasme. Son œil s’arrêta sur les grandes bassines pleines d’oranges et de citrons qui occupaient presque tout l’espace disponible. La Phèdre avait pris en chasse un bâtiment marchand génois juste avant que la brume se mît à tomber.

Ils étaient à court d’eau potable, désespérément à court, mais le monceau de fruits frais que Dunstan avait instamment sollicités, comme il disait, avait momentanément rétabli la situation.

Dunstan leva les yeux de la carte et lui dit dans un sourire :

— Cette odeur, on se croirait à Bridport un jour de marché, non ?

Sa chemise était toute froissée et pleine de taches, mais mieux valait encore cela que de laisser croire à l’équipage que le rationnement de l’eau potable valait pour tout le monde, sauf pour les officiers.

Il donna un léger coup de pointes sèches sur la carte.

— Encore un jour de mieux, et j’aurais dû virer de bord. L’escadre a grand besoin de nous. Et en plus, le commandant Sinclair a un rendez-vous de secours. Sans cette brume, je suis sûr que nous l’aurions retrouvé depuis belle lurette.

— Le connaissez-vous ? lui demanda Meheux.

Dunstan baissa la tête comme pour se replonger dans ses calculs.

— J’ai entendu parler de lui.

Le second sourit intérieurement. Dunstan commandait, il n’en dirait pas plus à propos d’un autre commandant. Même à son cousin.

Dunstan se laissa aller en arrière et passa la main dans ses cheveux châtain.

— Dieu de Dieu, je me sens comme une putain bouffée par la vérole ! – un sourire, puis : Je pense que Sir Richard a l’intention de rallier la flotte de Nelson. Et encore, c’est nous qui subirons les reproches si les Français arrivent à le semer et viennent se réfugier au port dans les parages.

Il se pencha pour attraper quelque chose sous la table et en sortit une carafe de bordeaux.

— Bon, enfin, ça vaut toujours mieux que de l’eau.

Et il remplit deux grands verres.

— Je te fiche mon billet que notre amiral doit être assez énervé comme cela ! Bon sang, un homme qui accepte de se plier aux quatre volontés de l’Amirauté sans compter celles de ce snobinard d’inspecteur général, faut être taillé dans le roc.

— Comment était-il, comme commandant ?

Dunstan leva la tête, le regard perdu dans le vague.

— Courageux, très urbain. Direct.

— Vous l’aimiez bien ?

Dunstan avala son bordeaux. Cette question anodine l’avait pris au dépourvu.

— Je vénérais jusqu’au pont sur lequel il marchait. Et au carré, tout le monde en pensait autant, j’imagine – il hocha la tête. J’y retournerais sans barguigner.

Quelqu’un frappa à la porte et un aspirant, qui portait une chemise encore plus dégoûtante que celle de son commandant, passa la tête.

— Le second lieutenant vous présente ses respects, commandant, il pense que la brume est en train de se lever.

Ils levèrent la tête en sentant le pont frémir doucement, puis ce fut la coque qui commença à murmurer gentiment, comme si on la dérangeait.

— Bon sang, le vent se lève – les yeux de Dunstan en brillaient. Mes compliments au second lieutenant, monsieur Valiant. Je monte.

Lorsque le jeune garçon fut parti, il fit un clin d’œil à Meheux :

— Avec un nom pareil, il ira loin dans la marine !

Il s’empara de la carafe et fit une grimace : elle était presque vide.

— Ce bâtiment va bientôt devenir plus sec que d’habitude, j’en ai peur – et recouvrant son sérieux – bon, voici ce que j’ai l’intention de faire…

Meheux regarda la carafe : le panier à verres venait de trembler pendant de longues secondes. Leurs yeux se croisèrent et Meheux demanda :

— Le tonnerre ?

Dunstan attrapa son chapeau informe.

— Pas cette fois-ci, vingt dieux. Ça, c’est du bon vrai canon, cher ami.

Il passa un bras dans la manche de sa vareuse et commença à grimper l’échelle. Dans la brume qui se dissipait, il aperçut ses marins, immobiles, aux aguets. Un si petit bâtiment et tant d’hommes à son bord, songea-t-il vaguement. Il se raidit en entendant le grondement qui reprenait, il eut l’impression de ressentir une sinistre vibration s’emparer de toute la coque. Les visages se tournaient vers l’arrière, dans sa direction. Soudain, il se souvint de Bolitho, lorsque tous le regardaient comme s’ils espéraient obtenir de lui réconfort et salut, parce qu’il était leur commandant.

Dunstan passa une main dans sa vieille vareuse de mer aux boutons ternis. Je suis prêt. A présent, c’est moi qu’ils regardent.

Meheux fut le premier à ouvrir la bouche.

— Restons-nous au large en attendant de savoir ce qui se passe, commandant ?

Dunstan ne répondit pas exactement à sa question :

— Rappelez tout le monde. Faites rassembler les gens à l’arrière.

Les hommes arrivèrent en courant à l’appel des sifflets.

Lorsqu’ils furent tous rassemblés, entassés d’un bord à l’autre, Meheux le salua, l’air interrogateur, puis :

— Batterie basse dégagée, commandant, dit-il.

— Dans un instant, nous rappellerons aux postes de combat. Pas de vacarme, pas de tambours pour cette fois-ci. Vous gagnerez vos postes comme vous avez si bien appris à le faire.

Il voyait ceux qui étaient les plus proches de lui, ceux qui avaient l’air d’être aussi jeunes que leurs officiers, les vieux briscards grisonnants aussi, comme le bosco et le charpentier. Des visages qu’il s’était entraîné à distinguer et à reconnaître, si bien qu’il eût pu mettre un nom sur chacun d’eux, même dans la nuit la plus noire. On disait que Nelson, son héros, se contraignait toujours à connaître ses gens, même depuis qu’il était amiral. Mais il ne souriait pas :

— Écoutez-moi !

Le grondement roulait en échos dans la brume. Chacun l’interprétait à sa manière : vaisseaux aux prises, grondement de vagues rageuses sur un récif, tonnerre au-dessus des collines comme dans les terres qui avaient vu grandir la plupart de ces hommes.

— Je vais conserver le même cap – il essayait de voir ce qui se passait au-dessus des têtes. L’un de ces vaisseaux est probablement ami. Nous irons rendre compte de nos découvertes à Sir Richard Bolitho et au reste de l’escadre.

Quelqu’un poussa un cri d’enthousiasme, déclenchant chez Dunstan un large sourire.

— Restez parés, les gars, et Dieu vous ait en garde !

Il recula un peu pour examiner la situation tandis qu’ils se dispersaient pour gagner leurs postes. Le bosco et ses hommes commencèrent à mettre en place les chaînes et les filets qui offriraient une certaine protection aux canonniers si le pire devait arriver.

Dunstan ajouta calmement :

— Je pense que nous avons retrouvé La Mouette.

Mais il garda pour lui le reste de ses réflexions, il espérait que Sinclair se tenait aussi paré à combattre qu’il était prompt à faire donner du fouet.

Le vacarme des portières de toile que l’on démontait, des réserves et des effets personnels que l’on descendait dans la cale, tout cela masquait un peu les coups de tonnerre que l’on entendait régulièrement dans le lointain.

Le lieutenant de vaisseau vint le saluer :

— Parés aux postes de combat, commandant.

Dunstan répondit d’un signe de tête, un autre souvenir de Bolitho lui revint :

— Dix minutes cette fois-ci, ils ne se tuent pas trop à la besogne. Mais sa bonne humeur reprit aussitôt le dessus, et il se mit à sourire :

— Bien joué, Josh !

Les voiles se remplissaient lourdement comme des géants qui gonflent leurs joues. Le pont commença à gîter et Dunstan ordonna :

— Serrez un brin, venez nord-quart-noroît !

Il s’aperçut que Meheux avait la main crispée sur la garde de son sabre.

— Les hommes sentent d’instinct ce qui se passe, lui dit-il. Les canonniers étaient accroupis près de leurs pièces, il voyait les mousses avec leurs seaux de sable, d’autres encore attelés aux bras ou qui s’agrippaient aux enfléchures, parés à bondir dans la mâture si on donnait l’ordre d’augmenter la toile. Dunstan finit par se décider :

— Chargez, je vous prie.

Il y eut soudain un grand concert de clameurs et Dunstan vit la brume partir en volutes sous l’effet d’une violente explosion. Il ordonna sèchement :

— Faites charger, monsieur Meheux ! Gardez-les à votre main ! Les chefs de pièce se tournèrent face à l’arrière en levant le bras.

— Chargé partout, commandant !

Ils levèrent les yeux, la brume se dissipait plus rapidement, et l’on apercevait désormais le pavillon qui flottait au bout de sa corne.

Dunstan se pinça le menton :

— Cette fois-ci, en tout cas, nous sommes prêts.

La brume se faisait moins grisâtre, tous les regards étaient tournés vers l’avant. Quelque chose, comme une boule de feu, explosa soudain, le grondement roula en échos indéfiniment avant de se noyer dans le claquement de la toile et le bruit de l’eau le long du bord.

— Bâtiment par tribord avant, commandant !

Dunstan attrapa la première lunette à portée.

— Grimpez là-haut, Josh. Pour le coup, j’ai besoin d’une bonne paire d’yeux.

Tandis que le second s’élançait dans les enfléchures, un cri d’alarme se fit entendre sur le gaillard d’avant :

— Épaves droit devant !

Le second maître pilote de quart se jeta de tout son poids sur la roue et ses deux timoniers en firent autant, mais Dunstan cria :

— Annulez ! Comme ça !

Il passa de l’autre bord en se contraignant à marcher. Un objet qui faisait penser à un énorme harpon surgit devant les bossoirs. Mieux valait le percuter de face, songea-t-il amèrement. Les couples de la Phèdre n’avaient pas la solidité de ceux d’un vaisseau de ligne, pas même d’une frégate. Ce long espar qui pointait se serait fiché dans les œuvres vives comme un bélier.

Il vit le mât brisé défiler le long du bord, traînant derrière lui des enfléchures arrachées et des lambeaux de toile carbonisée qui évoquaient des paquets d’algues. Il aperçut aussi des cadavres. Des hommes prisonniers du gréement, des visages sous l’eau qui regardaient le ciel ou dont le sang laissait comme un brouillard rosâtre.

Dunstan entendit un second maître bosco qui étouffait un sanglot en découvrant l’un de ces cadavres flottants. Il portait la même vareuse bleue que lui, la même cordelette blanche de sifflet.

Il n’était plus possible d’avoir le moindre doute sur celui qui avait perdu le combat.

Des vaguelettes commençaient à danser, le vent qui forcissait toujours ridait la surface de l’eau.

La brume se dissipait de plus en plus, découvrant une mer redevenue vide. Il se raidit en entendant d’autres cris qui venaient du château.

Un objet long et sombre, qui émergeait à peine des eaux agitées. Un objet totalement recouvert d’algues. L’un des vaisseaux que l’on aurait dû libérer pour l’envoyer subir le carénage dont il aurait eu grandement besoin. La chose était entourée de bulles gigantesques, de débris, de restes calcinés. La quille d’un navire.

Dunstan ordonna :

— Remontez d’un quart dans le vent. Du monde là-haut, monsieur Faulkner ! Et vite fait !

Loin au-dessus de cette scène, Meheux s’était accroché au croisillon de hune, à côté de la vigie, et regardait la brume tourbillonner devant lui. Il découvrit les mâts de perroquet de l’autre vaisseau, vergues brassées, puis, comme la brume continuait de dériver plus vite qu’eux, l’étrave et sa figure de proue dorée.

Il se laissa glisser le long d’un pataras et rejoignit Dunstan en quelques secondes.

Dunstan hocha lentement la tête.

— Nous nous souvenons tous les deux de ce bâtiment-là, Josh. C’est La Conserve – bon Dieu, je la reconnaîtrais n’importe où.

Il reprit sa lunette pour l’examiner. La frégate envoyait de la toile, sa coque luisante semblait rétrécir tandis qu’elle virait pour changer de cap. Elle venait sur la Phèdre.

Tout excité, l’aspirant leur montrait quelque chose du doigt :

— Commandant ! Il y a des hommes dans l’eau – il pleurait presque – des hommes à nous !

Dunstan fit pivoter légèrement son instrument et aperçut quelques silhouettes désarticulées. Certains s’étaient accrochés à des pièces de membrures, d’autres encore tentaient de maintenir leurs camarades à la surface.

Il grimpa dans les enfléchures et passa une jambe autour d’un hauban goudronné pour assurer sa prise. La vigie cria soudain :

— Navires en vue dans le nordet !

Mais Dunstan les avait déjà vus. Maintenant que la brume avait totalement disparu, l’horizon, net et lumineux, lui évoquait la lame d’un sabre.

— Ce doit être l’escadre ! fit quelqu’un. Ramenez-vous, les gars, coulez ces salopards !

Ses camarades commencèrent à lancer des vivats, mais leurs voix se brisèrent à la vue des survivants de La Mouette. Des hommes tout comme eux, qui parlaient les mêmes patois, portaient le même uniforme.

Dunstan gardait les yeux rivés sur les bâtiments qui apparaissaient à l’horizon, à s’en faire mal. Grâce au fort grossissement de sa lunette, il distinguait déjà les barricades rouge et jaune des hunes de combat, un détail qui avait échappé à la vigie.

Il laissa retomber son instrument et se tourna tristement vers l’aspirant :

— Je suis obligé d’abandonner ces pauvres diables à leur sort, monsieur Valiant – et, insensible à l’horreur qui se peignait sur son visage : Josh, on vire de bord, il faut de toute urgence aller rendre compte à Sir Richard.

Meheux ne disait rien, atterré par l’ampleur du désastre. Son commandant lui montra l’horizon :

— Les Espagnols arrivent. Il y en a toute une escadre.

L’air se mit à vibrer dans le tonnerre d’un coup de canon. La frégate avait tiré un coup de réglage avec l’une de ses pièces de chasse. Le prochain…

Dunstan mit ses mains en porte-voix :

— Du monde là-haut ! Aux bras ! Paré à virer !

Il se mordit les lèvres : un second boulet venait de s’écraser en soulevant une énorme gerbe qui s’éleva jusqu’à la vergue de hunier. Les hommes couraient de partout pour exécuter les ordres. Les vergues commencèrent à pivoter et le pavois de la Phèdre s’inclina, comme s’il allait plonger dans l’eau.

Un troisième boulet s’écrasa un peu plus près. La frégate continuait d’envoyer de la toile, les vergues étaient noires de gabiers.

Meheux faisait de grands moulinets à ses gabiers volants avec son porte-voix. Il cria, haletant :

— S’ils trouvent l’escadre avant que nous ayons pu donner l’alerte…

Dunstan croisa les bras en attendant le coup suivant. Un seul de ces neuf-livres suffirait à désemparer son bâtiment, le ralentissant suffisamment pour le faire périr sous une bordée, comme cela venait d’arriver à Sinclair.

— Je crois que ce qui est en jeu, Josh, c’est bien plus qu’une escadre.

Un boulet s’écrasa sur le tableau et balaya sur sa lancée tout le pont, comme une pince de forgeron. Deux hommes tombèrent, morts, sans avoir eu même le temps de pousser un cri. Deux autres prirent leur place.

— Allez, ma belle, avance, avance !

Il leva les yeux, les voiles se raidissaient, les mâts se courbaient comme des fouets de cochers.

Pour une fois, tu es le bâtiment le plus important de la flotte !

 

A l'honneur ce jour-là
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